Yves Bonnefoy : un parcours de la poésie

 

I.                   Une traversée du surréalisme

a.      L’inscription historique du surréalisme : Yves Bonnefoy rencontre dans l’immédiat après-guerre le mouvement poétique le plus influent du siècle : le surréalisme. C’est un vaste et long mouvement qui prend naissance dans l’horreur de la première guerre mondiale et la prise de conscience que la société peut mener aux massacres et à la barbarie. Les fondateurs du surréalisme, que ce soit André Breton ou Louis Aragon, ont tous les deux travaillé auprès du front en soignant les soldats mutilés dans des tranchées. Le désir du surréalisme est alors celui de changer le monde : mouvement qui s’identifie au mouvement de révolte de la jeunesse, à la volonté de mettre à bas une culture officielle trop étroite ou empesée. C’est le motif de la table rase : il faut renverser les autorités pour amener une sorte de révolution. Mais c’est une révolution qui passe par le langage, par la poésie. Quand Yves Bonnefoy s’engage aux côtés du surréalisme, il vient de vivre la seconde guerre mondiale, et a une vingtaine d’années. Le surréalisme correspondait à ses exigences d’en finir avec un monde qui pouvait mener à l’holocauste ou la shoah.

b.      Les raisons d’un refus : Cependant Yves Bonnefoy va progressivement s’éloigner du surréalisme. Pour quelles raisons ? Pour le comprendre, il faut sans doute revenir un peu à ce qui fait l’identité du surréalisme : c’est une poésie, qui s’est inspirée des travaux de Freud et de la psychanalyse. En effet, la psychanalyse a montré que l’homme pour vivre en société doit refouler ses désirs, doit dissimuler ses envies et ses penchants. Mais ces désirs et ses penchants ne disparaissent pas, ils restent présents mais de manière inconsciente. Ils peuvent néanmoins revenir à la surface dans les rêves, dans les lapsus ou de manière réfléchie et réélaborée dans les œuvres d’art. La psychanalyse s’intéresse pour cela de près au déchiffrement des rêves, à l’analyse des gestes anodins ou à l’interprétation des œuvres d’art, à travers lesquels se dit une partie inconsciente des désirs individuels. Le surréalisme va ainsi tenter de faire la part du rêve dans des textes poétiques appelés écriture automatique : c’est une poésie dans laquelle il s’agit de donner l’initiative aux mots, comme dans la cure psychanalytique. Ainsi les désirs enfouis, les penchants refoulés refont surface. D’où l’intérêt du surréalisme pour l’interprétation des rêves, les gestes bizarres. Progressivement cependant, le surréalisme va être fasciné par l’occultisme, les fantômes, le fantastique : il ne s’agira plus de libérer le désir mais d’accéder à une réalité cachée du monde : ex : hasard objectif. C’est ce que va refuser Yves Bonnefoy, car il y verra une façon de tourner le dos à la réalité de l’existence en se perdant dans des chimères ou des royaumes imaginaires, fascinants peut-être, mais qui nous éloignent du monde.

c.      Le récit en rêve : Même si Yves Bonnefoy a rompu très tôt avec le surréalisme, dès les années 1947, quand il n’a que 24 ans, il s’est à nouveau interrogé sur les apports du surréalisme. Et notamment sur la question du rêve. Depuis la fin des années 1970, Yves Bonnefoy a écrit de nombreux textes qu’il a appelés des récits en rêve. La formule est énigmatique, elle rappelle une autre formule, poème en prose : Rue Traversière, Récits en rêve et La Vie errante. On le voit, ce n’est pas un récit de rêve : il ne s’agit pas de raconter un rêve concret, ni même de se soumettre à une analyse psychanalytique ou symbolique. Il s’agit au contraire d’essayer de donner à son récit la couleur, la tonalité et l’effet d’étrangeté du rêve. Il s’agit en fait de capter une autre logique que la logique rationnelle, la logique diurne, pour employer une logique onirique, une pensée qui se fait à travers des symboles et des images. A travers le rêve, l’écriture désamorce les pesanteurs de la pensée rationnelle, elle subvertit les catégories de la pensée : le rêve est ici le détour de la pensée. Et surtout, la présence du rêve est l’indice d’une exigence critique d’Yves Bonnefoy. En effet, beaucoup de poèmes d’Yves Bonnefoy reviennent souvent sur les difficultés de la poésie, les dangers et les pièges du langage. C’est dire que la poésie est souvent perçue comme insatisfaisante et décevante. En fait, Yves Bonnefoy inverse cette situation, en montrant que la poésie est bien au contraire un élan, un désir, une volonté de combler cette insatisfaction : pour le dire autrement, la poésie chez Yves Bonnefoy est bien souvent le rêve de la poésie. Voilà pourquoi, les récits en rêve d’Yves Bonnefoy reviennent si fréquemment sur la question du langage, sur l’espérance que l’on peut mettre dans les mots ou pas.  

 

II.                Un héritage baudelairien : une éthique de la finitude

a.      Le refus du discours : toute la poésie du vingtième siècle est héritière de Baudelaire. On peut dire qu’il y a un avant et un après Les Fleurs du mal. Yves Bonnefoy a très tôt fait de Baudelaire son interlocuteur privilégié au point de lui consacrer un article qui commence par « Voici le maître-livre de notre poésie. » Que retient Yves Bonnefoy de la poésie baudelairienne ? Essentiellement que la poésie n’est pas un discours orné, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un langage saupoudré de métaphores, comparaisons ou symboles, mais qu’elle est comme une langue étrangère à l’intérieur de la langue, et par laquelle l’individu fait une expérience particulière, une mise à l’épreuve de soi-même. La poésie n’est pas un jeu, un divertissement, mais un véritablement engagement de l’individu. Baudelaire d’une certaine façon en est mort, en répétant jusqu’à ses derniers jours le même crénom.

b.      Une expérience de la finitude : Si la poésie baudelairienne parvient à sortir du discours abstrait, c’est qu’elle a su faire l’expérience de la mort. En effet, Les Fleurs du mal ont placé la mort au centre et à la fin du recueil. Car il faut se souvenir que le spleen qui agite le poète est la conscience aigue du temps qui passe, du temps perdu, la nostalgie d’un paradis abandonné. Mais, de plus, Baudelaire a mis en scène dans son recueil une véritable scénographie de la mort, en décrivant des corps suppliciés, des corps en décomposition : il y a un constant souci de Baudelaire pour la finitude humaine, c’est-à-dire pour le caractère mortel de l’homme. La poésie de Baudelaire dit ainsi le fugace, l’éphémère « A une passante », le corrompu « une charogne », l’éphémère. Dans la dédicace de son livre, il dédie d’ailleurs son ouvrage à son ami Théophile Gautier en le présentant comme des fleurs maladives. C’est ce choix de la finitude que fera Yves Bonnefoy contre l’abstraction, le choix du singulier contre le général, de l’expérience singulière contre une universalité : d’où l’emploi particulier des déterminants (articles définis, démonstratifs) qui permettent de singulariser les événements rapportés. Cf citation dans L’Improbable : « Bien des philosophies ont voulu rendre compte de la mort, mais je ne sache pas qu’aucune ait considéré les tombeaux ».

c.      Le culte des images : Ce titre est une citation de Baudelaire : « Le culte des images, mon unique, ma primitive passion. » En effet, il a été l’un des tout premiers critiques d’art ; la poésie de Baudelaire s’est même constamment inspirée de la peinture. Pour l’anecdote, Baudelaire s’est d’ailleurs ruiné, endetté jusqu’au cou pour acheter des tableaux. En fait, on retrouve la présence de la peinture dans de nombreux poèmes, et surtout dans l’un des plus célèbres : « Les phares », qui est une sorte de kaléidoscope de la peinture, une sorte de petit musée imaginaire du poète, qui donne une synthèse de ses préférences. Il faut ainsi évidemment réfléchir au caractère visuel de l’image ( il faudrait mener toute une réflexion sur l’emploi des couleurs) dans la poésie de Baudelaire et de Bonnefoy, c’est-à-dire dans quelle mesure l’image poétique (métaphore, allégorie, comparaison) donne à voir, à se représenter. L’image perme de donner corps à la pensée, permet d’éviter l’abstraction : par exemple l’ « eau du rêve ».

 

 

 

III.             Une poésie entre réflexion critique et traductions

a.      La revue L’Ephémère : dans les années 1970, Yves Bonnefoy fonde avec quelques uns des artistes les plus importants de l’époque une revue de poésie et d’art. C’est dire que le travail poétique se construit pour Yves Bonnefoy dans une situation de dialogue avec ses contemporains. Parmi ceux-ci : André Du Bouchet, Paul Celan, Louis-René des Forêts et Philippe Jaccottet. Il faut sans doute trouver des passerelles d’un poète à l’autre. L’un des poètes les plus proches de Bonnefoy, c’est son ami Philippe Jaccottet qui est également critique d’art, et traducteur de L’Odyssée ou de la poésie allemande comme Rainer Maria Rilke. S’il fallait mener une étude comparée de l’un et de l’autre, il faudrait sans doute se pencher sur la question du lyrisme, qui est retravaillée par l’un et par l’autre de façon semblable. Dans le romantisme, celui de Lamartine, de Musset, ou celui plus tardif d’un Baudelaire, le poème était le lieu où s’énonçait les déchirements et les douleurs de l’individu. Le poème se faisait miroir de l’espace intime, expression d’une expérience intérieure. Mais, ce faisant, le sujet lyrique devenait envahissant, et semblait exclure son lecteur. Au contraire, la poésie d’un Yves Bonnefoy ou d’un Philippe Jaccottet ont toujours souci de clarté d’abord, mais d’associer le lecteur à l’expérience transcrite : du coup le poème n’est plus le lieu égotiste du sujet, mais le lieu où le poète entraîne son lecteur à sa suite. Il faut pour cela étudier attentivement l’emploi des pronoms car ils choisissent de préférence le « nous » au « je » (il faut penser également à l’emploi des apostrophes). De plus, lorsque le sujet lyrique s’exprime, c’est de manière nuancée et ténue, sensible et retenue : on pourrait parler d’un lyrisme de l’expression.

b.      Une poésie nourrie de peinture : C’est dans ce cadre qu’Yves Bonnefoy va mener de longues et patientes analyses sur la peinture. Il y a tout un pan de l’œuvre d’Yves Bonnefoy comme critique d’art. L’Arrière-pays, Rome 1630 ou encore son monumental Giaccometti, biographie d’une œuvre en sont des exemples. C’est qu’il y a de sa part non seulement une grande fascination pour la peinture comme chez Baudelaire, mais également un passage de l’un à l’autre : la peinture inspire souvent des textes poétiques d’Yves Bonnefoy qu’il cite de manière évidente ou dissimulée. Cérès moquée en est l’exemple le plus évident dans le recueil de Bonnefoy. Du coup, il faut toujours s’interroger sur les transformations que l’écriture fait subir au tableau : ici la moquerie devient cri d’amour, le poète prend la place de l’enfant et non du peintre ; mais il faut également s’interroger sur la réalité des expériences évoquées. En effet, il ne faut chercher trop vite à relire l’œuvre d’un poète à partir de sa biographie (les traumatismes, les épreuves…) mais il faut surtout voir comment le poète réexploite des souvenirs littéraires, des souvenirs de tableaux ou de chansons : le poème n’est pas du tout une autobiographie en vers, mais bien plutôt un lieu où se mêlent souvenirs biographiques et mémoire artistique, l’un servant de prisme à l’autre.

c.      Une poésie traductrice : Il faut rappeler qu’Yves Bonnefoy est également traducteur. C’est un traducteur reconnu des pièces de Shakespeare. Semblablement, les poèmes d’Yves Bonnefoy sont nourris par ses travaux de traducteur. Par exemple, Dans le leurre du seuil, qui est sans doute l’un de ses plus beaux recueils travaille à partir d’une pièce de Shakespeare, Le Conte d’hiver. Ici, évidemment, les références sont nombreuses dans le poème : celle d’Ovide, celle d’Homère, la référence à saint Christophe…Tout l’art du poète est de mêler, voire de tresser ensemble pour en faire un imaginaire cohérent, pour créer un univers singulier. La référence est à la fois évidente (ce sont des grands mythes) et atténuée (on ne les cite que très rarement comme tels): il s’agit de rendre plus prosaïque les références mythiques, de les faire descendre de la culture érudite, pour donner à lire plus directement ces mythes dans leur fraîcheur. Car nommer un mythe, faire une référence explicite, cela éloigne le lecteur qui ne la connaît pas : le retravail du matériau mythique va donc dans le sens d’une plus grande ouverture vers le lecteur.

© 2009 Laurent Demanze