Séance 6 : De La Classe de neige à L’Adversaire

 

 

II. L’univers de Nicolas : entre secrets et mensonges

  1. Nic est amateur de secrets, il a un coffre, il est renfermé, et fait encore pipi au lit, ce que seules sa mère et sa maîtresse savent. Pourquoi cette multiplication de secrets ? parce que c’est une connivence privilégiée qui permet de constituer une communauté amicale ou  familiale. Façon de renverser sa marginalité en devenant au centre des attentions, c’est une façon de devenir un dominateur ou de détenir une domination : un secret, cela permet d’exclure ou d’être au centre des attentions. Il s’agit d’être le chef du chef : renversement, car Nic passe dune situation marginale à une situation centrale.
  2. Le piège des mensonges : Nic est un personnage falot, qui ment pour avoir une consistance, c’est donc un outil d’intégration sociale, une manière de se mettre en avant. Les mensonges sont autant de microfictions, de petits romans pour fabuler le réel. Ce sont comme des autofictions qui montrent que l’individu se construit toujours par le détour d’une fiction. Ce sont des minis-romans au conditionnel, mais qui vont se réaliser : question du vœu est thématisée et paradoxalement ses vœux vont se réaliser, mais de façon funeste comme dans le conte (p. 23-25). Multiplication de ces petites trouées d’imaginaires, avec des références aux contes, aux lectures, aux rêves, à l’imaginaire (il s’imagina, conditionnel) : livre où la sensation de réalité s’effiloche, comme si le cauchemar était toujours sous-jacent. A cela, il faut ajouter la tonalité nocturne du livre, où les grandes scènes se jouent entre rêve et réalité, comme dans la thématique du somnambulisme.
  3. Ignorance et pressentiment : focalisation interne attendue comme dans le roman policier ou fantastique. C’est le point de vue de quelqu’un qui ne sait pas, qui a du mal à comprendre : perception limitée et savoir parcellaire permettent de forger un suspens. Malgré tout, Nic devine, il pressent : c’est le point de vue d’un enfant qui comprend sans savoir : le verbe deviner revient régulièrement et donne une angoisse permanent sur l’avenir : il « devinait que son pressentiment était juste : la classe de neige allait être une épreuve terrible » (p. 20) ; « il devinait qu’à partir de maintenant tout allait s’accélérer »…C’est quelque chose comme une fatalité, comme un avenir oppressant qui s’annonce obscurément, ce que le lecteur sait d’avance grâce à la quatrième de couverture. Comme les indices et les pressentiments se multiplient, une angoisse vague et diffuse, presque sans objet se diffuse.
  4. Le secret de la sexualité : parmi ces secrets, il en est un qui central, celui de la découverte de la sexualité. Cf le moment où Nic se réveille et croit qu’il a fait pipi au lit, alors que c’est une éjaculation nocturne : description d’une angoisse devant un corps que l’on ne comprend pas et que l’on ne maîtrise pas. Cette angoisse est dite à travers le conte de la Petite sirène qui explique la transformation du corps (p. 73-74). La psychanalyse nous explique en effet que les contes sont une façon de mettre en évidence les angoisses liées à la découverte de la sexualité (cf Le Petit Chaperon rouge). Mais là, Carrère met en parallèle cette angoisse physiologique de la fin de l’enfance et l’angoisse devant un meurtrier qui tue des enfants. Ainsi sont mis en parallèle p. 116 une expression qui dit le sexe « la chose sans nom entre ces jambes » et le meurtre p. 119 « cette horreur qui n’avait pas de nom ».

 

III. Un roman déplacé :

  1. Le projet d’écriture naît après avoir abandonné celui de L’Adv. Comme il le note aussi, le désir d’écrire sur Romand est une phrase de Libé : « Et il allait se perdre, seul, dans les forêts du Jura. » (Adv, p.35) : c’est ce que décrit bien La Classe de neige. C’est pourquoi il montre que La Classe de neige « s’organisait autour d’un père meurtrier qui errait, seul, dans la neige. » (p. 38) C’est-à-dire que La Classe de neige illustre l’image fondatrice et cardinale qui a donné envie à Carrère de parler de l’affaire Romand. La Classe de neige semblerait donc représenter la perception inversée, vue par l’enfant de Romand, du père meurtrier qui erre dans la neige. Or Romand, qui a lu ce récit en prison, l’a apprécie, et confie à l’écrivain qu’il y a reconnu le miroir de son enfance. On comprend alors que l’enfant de La Classe de neige est bien Romand, cet être puéril, cet « enfant épouvanté » qui se réfugie à 17 ans dans sa « chambre d’enfant » (Adv, p. 75) et s’enferme chez lui « comme un gros enfant qu’il était » (Adv, p. 79). Ses mensonges sont en effet le signe d’un enfant qui refuse le monde, et qui veut par ses inventions changer la réalité.
  2. Nicolas coupable ? Toutes les interrogations de L’Adversaire sont présentes dès ce roman, mais dispersées, disséminées entre les figures du fils et du père : fils est du côté de la fabulation, de la marginalité sociale ; le père parcourt la France, est dans une solitude toute la journée. Deux figures, une victime, une coupable disent en même temps le personnage de Romand, et de permettre de comprendre les actes de Romands en imaginant en quelque sorte quel enfant il a été. Façon de rentrer dans le personnage. Mais il y a quand même une complicité ou une culpabilité paradoxale de Nic : il veut un écorché, il a un coffre ans lequel il va le ranger, comme son père a dû mettre dans son coffre l’enfant qu’il a tué. Ce roman montre que la puissance funeste des mensonges, car tout se passe comme si les mensonges inventés par Nic sur son père et les vendeurs d’organes se réalisaient mais en se retournant contre lui. Responsabilité et engrenage, un peu fantastique, du mensonge.
© 2009 Laurent Demanze