Jean-Paul Goux : une voix singulière

 

           

Les textes de Jean-Paul Goux sont à l’image de notre temps. Un temps qui hérite de la modernité mais tente pourtant de s’en dessaisir et de s’en délester. Un temps qui ne peut revenir en deçà des leçons de ténèbres de la modernité et qui cependant essaye d’y puiser de nouvelles sources d’écriture. Car les textes de Jean-Paul Goux travaillent avec le soupçon de la modernité, avec la conscience d’un temps marqué par l’ellipse, le discontinu et le deuil. La poétique de la modernité est en effet une poétique du fragment et une esthétique de la miette. Jean-Paul Goux a plus d’une fois dit cet héritage moderne, il a rappelé « la discontinuité de nos existences, l’éclatement du sujet, le discontinu de la pensée, la fragmentation des sensations, l’expérience de la perte, du morcellement et de l’irréversibilité du temps, la faille des maîtrises, etc. »[1] Mais Jean-Paul Goux ne se résigne à cette épreuve du discontinu et de la déliaison, car ses textes cherchent au contraire à fabriquer une continuité, à restaurer un nappé. Comme l’indique le titre d’un de ses recueils d’essai, il y va d’une Fabrique du continu, pour mieux souligner que l’expérience de la continuité n’est pas une donnée de l’expérience, mais cela-même qu’il s’agit de constituer dans le travail de la langue et de la narration. Non pas donc une œuvre qui refuse la modernité, mais une œuvre qui travaille à partir de la faille de la modernité, et qui invente une forme romanesque susceptible de ravauder et de raccommoder l’expérience déchirante de la perte et de la déliaison. Et cette œuvre romanesque déploie à la fois les ressources stylistiques, rythmiques et thématiques pour faire pièce à la discontinuité. C’est d’abord une expérience de la durée, ensuite une restitution de la voix et enfin une inquiétude de l’héritage.

 

            Une expérience de la durée   

Les livres de Jean-Paul Goux sont en effet des fables du temps, comme le disent déjà quelques uns de ses titres, La Fable des jours et Le Triomphe du temps. Car c’est une œuvre qui sait que le temps est à la fois sa matière et son objet, son mode d’expression (un langage qui est expérience de la durée) et son questionnement. Les romans de Jean-Paul Goux interrogent la mémoire, celle des siècles comme dans les Jardins de Morgante où les personnages analysent l’œuvre d’un poète et d’un jardinier du XVIe siècle, mais celle de la mémoire familiale comme dans La Commémoration, La Maison forte ou L’Embardée. Ce sont des romans archéologiques qui ont pris le motif du champ de fouilles comme emblème, pour dire à quel point le récit fouille et exhume la mémoire. Cette exploration de la mémoire cependant, Jean-Paul Goux ne la mène plus avec le désir d’une restitution intégrale du passé, comme autrefois chez Proust, mais avec la conscience d’une incertitude du passé : car les souvenirs ou les moments révolus sont soumis au soupçon. Les moments du passé semblent s’émietter, et le désir du roman est de coaguler les temps dispersés et de donner cohésion à ce qui s’effrite: "Quelque chose s’achève sous nos yeux : une longue époque où l’espoir de dominer le temps en maîtrisant le devenir organisait la vie comme l’histoire. Voici qu’au contraire nous découvrons la faillite des maîtrises dans l’expérience de l’éclatement et du morcellement, des multiplicités insaisissables, des emmêlements de niveaux temporels. Temps des Ténèbres : temps des désillusions, de la perte, de l’échec, du vieillissement. Roman des Ténèbres : mais ce n’est pas parce que nous sommes en lambeaux, qu’il faut mettre le roman en charpie. C’est que, mieux que le fragment, les longues phrases continues disent cette « pénombre indistincte des temps » où se fondent des trames temporelles et des voix diverses comme s’enchevêtrent les strates bouleversées d’un site archéologique." (Lamentation des Ténèbres, 4e couverture)

Dès ce roman, se disent le basculement d’un temps, et la fin des longues durées, des patientes époques au profit de l’éclatement de l’instant et de la fragmentation des savoirs et des perceptions. Le roman relève dès lors d’une manière de résistance au temps, qui dans une longue phrase réunisse des temps inconciliables et refabrique une durée à partir de moments hétérogènes. Se dit aussi la figure centrale de cette œuvre : le roman est un site archéologique, qui donne à voir les temps révolus, mais dans un bouleversement des strates qui a partie liée à la confusion des époques. Désir de durée et durée du désir, goût de l’attente et de la rêverie, Jean-Paul Goux écrit ses livres à l’ombre des récits de Julien Gracq auquel il a consacré plusieurs textes. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, ses romans sont à la fois une œuvre contre le temps, avec le temps et dans le temps. Contre le temps, car il s’agit de travailler contre l’irréversibilité du temps et le morcellement, en créant une continuité seconde. Avec le temps, car le roman travaille avec la durée propre du désir et de l’attente, de la rêverie et de l’allant. Dans le temps, puisque la lecture d’un roman confronte à l’épaisseur des épisodes, au travail de la mémoire, comme s’il s’agissait de faire éprouver au lecteur une expérience du temps aujourd’hui révolue. Site archéologique ou palimpseste, pâte ou limon, il s’agit véritablement pour Jean-Paul Goux de créer une unité aux temps hétérogènes et de les faire tenir ensemble : c’est sans doute en cela qu’il est bien un de nos contemporains, si l’on en croit l’accent que fait porter Pascal Quignard sur ce mot, en y lisant le désir de mettre les temps ensemble et de les faire coexister.

 

Une restitution de la voix

C’est ce même souci de durée qui sous-tend la restitution de la voix que mène Jean-Paul Goux. Dominique Rabaté a rappelé que les poétiques de la voix sont extrêmement liées à l’individualisation à l’œuvre dans les sociétés modernes, à l’esseulement de l’individu que le roman tente de saisir. Mais ce qu’il cherche à rendre ce n’est pas tant les échos d’une voix concrète, ni le précieux secret d’un individu. Ces romans ne sont pas les romans d’un monologue intérieur où se dirait l’identité psychologique du personnage, mais une parole dialogique. Car les voix ne sont pas saisies dans le ressassement de l’enfermement, mais dans l’adresse, dans la confrontation, dans la narration à autrui de ce qui fut. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, « la parole intérieure est rarement tout à fait solitaire : elle est le plus souvent tissée de la parole d’autrui, elle se développe dans la reprise et l’assimilation constantes de la parole d’autrui, et de la parole qu’on a ou qu’on aurait pu, qu’on va ou qu’on pourrait adresser à autrui, si bien qu’elle est plutôt une polyphonie[2] ». Donnant à lire la voix d’un personnage, Jean-Paul Goux restitue ainsi une communauté de paroles et le tressage des voix l’une à l’autre. Comme le remarquait d’ailleurs Dominique Rabaté, la voix est un mot qui par bonheur s’écrit pareillement au singulier et au pluriel. Et c’est ce pluriel de voix, qui se relancent mutuellement que veut saisir Jean-Paul Goux, dans une langue qui doit beaucoup aux réflexions de Bakhtine sur le dialogisme : car notre parole est toujours tramée d’autres rumeurs, nos livres entés dans d’autres ouvrages. C’est dire que la voix que Jean-Paul Goux exhume est moins la parole intime d’un individu que la chambre d’échos d’une communauté : que ce soit celle du dialogue ininterrompu entre des amis, comme dans Les Jardins de Morgante, ou l’entrelacement des discours politiques d’une famille dans La Commémoration, ou les voix amuies des ouvriers des usines Peugeot dans Mémoires de l’enclave.  Dans ce livre d’une rare ampleur, qui mêle à la fois le journal, un acte d’accusation du roman, une archéologie des discours de l’usine, des biographies brèves et des entretiens consignés à mi-chemin de l’ethnologie et de la sociologie. Mais ce livre est composé comme une chambre d’échos, où les voix esseulées se fondent dans une grande monodie sociale où les discours des uns (le paternalisme, le syndicalisme) entaille et entame la voix des autres.  

 

Une inquiétude de l’héritage           

Or cette polyphonie de la collectivité permet de penser la question de l’héritage. Non plus l’individu moderne esseulé, atome social coupé de sa communauté, mais l’individu qui se ressaisit de son passé familial et de son histoire familiale. C’est le cas dans La Commémoration, La Maison forte ou L’Embardée, ces trois romans qui nous racontent comment un individu cherche à s’approprier à nouveau un passé qui lui était jusque-là dérobé. L’héritage, c’est d’un point de vue historique la même question du continu qui est au centre de l’œuvre de Jean-Paul Goux et qui se disait tout à l’heure dans la poétique de la voix ou la recherche de la durée. L’héritage, c’est une durée qui traverse l’individu, quelque chose d’étranger qui se saisit de nous et qu’il faut s’approprier. C’est « la vieille question de l’héritage et de son appropriation critique » dont parle Jean-Paul Goux en quatrième de couverture de Triomphe du temps. Et si le motif de la maison est si crucial dans ces romans, ce n’est pas l’impression d’un chez soi retrouvé, d’une maison natale protégée du temps ou d’une origine célébrée, mais l’indice que le passé doit toujours être réappropriée et ressaisi depuis un présent inquiet. Comme l’écrit Jean-Paul Goux, , c’est « l’expérience de l’héritage (quelle place faire à ce qui nous revient et qu’on ne choisit pas ?) [3]».           

Mais cette ressaisie de l’héritage se heurte à la génération des pères, souvent absents dans l’œuvre de Jean-Paul Goux ou bien destructeurs. Ce sont des pères-ogres qui ont refusé le passé, mis à bas les transmissions : ils sont le véritable emblème d’une génération moderne, qui a délaissé l’héritage pour s’inventer un monde neuf à leur mesure, comme les pères de La Maison forte ou de L’Embardée. Ce sont donc des romans de petits-fils, plus que de fils, et qui renouent avec les longues durées de la famille, de l’art, mais aussi de l’archéologie et de la géologie. Car ce qui motive ces héros, ce n’est pas la tentation moderne d’une invention de soi à partir de rien, comme ces pères qui ont propagé les maléfices du négatif, lorsque le « mort saisit le vif[4] », mais une dilution de l’identité individuelle dans les longues durées : c’est-à-dire essayer de mesurer la part de passé que l’on porte en soi, et la part d’étrangeté qui se loge au cœur de soi.            

Tel mouvement qui ausculte les affinités électives entre soi et l’autre, on le retrouve à travers les essais et l’écriture de Jean-Paul Goux. Puisqu’il énonce ses lectures, se livres à de minutieuses analyses critiques et dresse pour nous sa bibliothèque. En un mot, il établit le cadastre de ses emprunts et des empreintes intertextuelles. Car ses textes célèbrent les œuvres des intercesseurs : Simon, Gracq, Chateaubriand ou Lautréamont. L’écrivain, lui aussi, est un héritier et un lecteur, il ne construit pas ses œuvres sur une table rase mais se livre à une archéologie de la littérature. Non pas selon un souci d’imitation, mais dans le désir de prolonger ses propres inquiétudes dans les œuvres d’autrefois. Signe sans doute que chaque écrivain reparcourt toute la littérature et rebâtit une singulière histoire de la littérature.

 

Laurent Demanze



[1] Jean-Paul Goux, La Voix sans repos, Paris, Éditions du Rocher, 2003, p. 135.

[2] Ibid., p. 136.

[3] Ibid., p. 130.

[4] Jean-Paul Goux, La Maison forte, Arles, Actes Sud, 1999, p. 250.

© 2009 Laurent Demanze