Filiations antérieures

Synopsis

            Roman familial, roman des origines et récit de filiation, la théorie littéraire fournit une multitude d’outils pour dire l’intrication de la narration de soi et l’investigation d’un héritage biographique. Mais derrière cette multitude de concepts, qu’il faudra différencier et étager, se laisse également lire un malaise dans la modernité. Car, au cœur d’une modernité qui intensifie et démultiplie les figures du révolu et du désuet, le sujet contemporain se pense à rebours d’un temps qui récuse et réduit peu à peu l’héritage des générations antérieures. Archiver les vies révolues, inventer et inventorier les généalogies de soi, voilà à quoi s’adonne le sujet mélancolique que la fin du siècle nous a montré. Un sujet qui ne saurait donc se penser sans le détour par une ascendance, réelle ou fantasmatique, et qui construit son identité en enquêtant sur les traces de vies consommées.

 

Bibliographie succincte

 

Auteurs contemporains

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, 1987.              

Gérard Macé, Les trois coffrets, Gallimard, 1985.

Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, 1984.

Pascal Quignard, Albucius, POL, 1990.

Jean Rouaud, Des hommes illustres, Minuit, 1993.

Claude Simon, L’acacia, Minuit, 1989.

 

Récits d’héritier : quelques outils indispensables

Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés » (1909), in Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, pp. 157-160.

Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, rééd. Gallimard, coll. Tel, 1977.

Dominique Viart, «Filiations littéraires », Ecritures contemporaines n°2, Paris, Minard, 1999, pp. 115-139.

 

Sur le contemporain

Bruno Blanckeman, Récits indécidables, Lille, PU du Septentrion, 1999.

            -Les fictions singulières, Paris, Prétexte, 2002.

Sylviane Coyault, La province en héritage, Genève, Droz, 2002.

Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Corti, 1991.

Jean-Pierre Richard, L’Etat des choses, Paris, Gallimard, 1990.


Généalogies

Freud : le roman d’un lecteur.

            C’est en 1909 que Freud revient dans un article célèbre sur ces récits fantasmatiques à travers lesquels le sujet se forge une famille de substitution. Si le roman familial joue un rôle fondateur dans la névrose, il représente un moment décisif dans l’évolution de tout enfant, comme si les histoires que l’enfant se raconte étaient une étape constituante de son identité. Cette construction fantasmatique s’ancre dans une double perte, la crainte d’être évincé dans l’amour de ses parents et la déception qu’ils provoquent chez lui, lorsque l’enfant se rend compte que ses parents ne sont ni dieux, ni héros, mais faillibles et bien trop humains. C’est dire que le roman familial est un récit fantasmatique dans lequel s’assouvit un désir, se corrige une réalité et s’apaise une crainte. C’est un récit de compensation ou de substitution qui vient combler une faille ou remodeler une réalité décevante : le roman familial joue le rôle de ce que Jacques Derrida nomme le supplément, s’il est fictif, il vient toutefois combler un vide, une défaillance dans l’univers de l’enfant et lui servir de béquille dans la constitution de son identité. L’enfant se construit en s’inventant une histoire, en se racontant à travers la trame d’un récit le mystère de ses origines et les étapes d’une enquête : la fiction familiale a valeur d’investigation et ouvre la fiction comme le champ exploratoire de l’identité. La fiction supplée selon les lois du désir les apories et les béances d’un réel insatisfaisant, en cherchant « à accomplir des désirs, à corriger l’existence telle qu’elle est », comme si la fiction devenait le lieu de réalisation par défaut d’une existence décevante.

            Si Freud étend le concept de roman familial au point qu’il serait une étape dans le devenir du sujet, il n’en marque pas moins une limite : ces rêves diurnes, que chacun aurait consciemment forgés, ne seraient pas l’expression spontanée et transparente d’un mal-être du sujet, mais la recomposition de souvenirs de lecture. Si bâtards et enfants trouvés se rencontrent si facilement d’un roman familial à l’autre, c’est qu’ils puisent à la même source, contes ou mythes entendus, récits lus par les parents ou les enfants. Le roman familial a toutes les apparences d’un bricolage où se mêlent lectures, éléments biographiques ou rêves que l’ingéniosité de l’enfant-romancier va reconfigurer suivant sa capacité à remanier des données hétérogènes et réélaborer une matière diverse. Le récit familial n’est donc pas un récit originaire mais une fiction seconde qui retravaille des lectures et reconfigure des bribes de réel. Quand bien même on accepterait l’universalité du complexe oedipien sur quoi s’arc-boute le roman familial, il n’en demeure pas moins nécessaire de reconnaître qu’il se construit à l’aune d’une culture et à la mesure d’une bibliothèque : il n’est donc pas imperméable aux bouleversements des sociétés, ni aux mutations des imaginaires. Le roman familial est donc avant tout le roman d’un héritage, qui évolue selon les coordonnées intimes du sujet ou socio-historiques de son milieu. On attend encore l’étude historique de ces romans familiaux, qui dessinerait les mille et une manières de se construire et de s’inventer.

            En introduction à son article, Freud soulignait d’ailleurs la continuité profonde entre la fonction émancipatrice du roman familial et la succession des générations comme loi de progression de la société et de la civilisation : dès 1909 donc, Freud évoque le développement de l’individu à l’image même de l’histoire de la société, ou inversement, souligne l’inextricable similitude entre l’individu et le groupe, entre les conflits individuels d’un sujet avec sa parenté et ceux d’une génération avec les figures de la loi et de l’autorité. Tout se passe alors comme si le roman familial avait valeur de symptôme du rapport que noue une époque à son passé et à sa tradition. Voilà pourquoi Carine Trévisan évoquant les travaux de Freud et de Marthe Robert, dans Fables du deuil, montre qu’à partir du 20e siècle, à partir du traumatisme de la 1° guerre mondiale, les figures du bâtard et de l’enfant trouvé ont été remplacées par la figure incertaine de l’orphelin, héritier problématique, dans des récits essentiellement rétrospectifs qui ont su se dépouiller de leur valeur émancipatrice, parce que dorénavant les parents sont davantage des figures victimes et sacrifiées. Or, cette hypothèse, qui n’en demeure pas moins séduisante et éclairante, se heurte à deux difficultés. En premier lieu, Michel de Certeau a bien montré que tout récit, dans la mesure où il met en place la succession d’un passé vers un présent, contribue à rejeter ce passé en arrière de soi, comme si toute narration avait affaire au travail minutieux de la perte et de la mort. De plus, Freud prend bien garde de souligner à quel point le roman familial est loin de n’être qu’un avatar du meurtre du père. Si le roman familial s’inscrit dans le conflit oedipien, il ne s’y limite pas puisqu’il exprime également la nostalgie du parent idéal perdu. Loin de n’être qu’un récit de meurtre, le roman est tout autant un récit de la perte qui parvient, à force de détours et de travestissements, à maintenir sous une forme réélaborée les parents de jadis. Tout roman familial met ainsi en place une dialectique dans laquelle s’affronte la figure clivée et déchirée du parent, parent réel et parent idéal, parent actuel et parent d’autrefois. À la façon d’une dialectique perverse, il faut perdre ses parents pour mieux les retrouver, le roman familial contractant dans la synchronie d’une énonciation la diachronie du rapport du sujet à son ascendance. C’est donc aussi une transmutation du parent, non pas l’élimination mais une élévation du père, au cours d’une double réinvention de soi et de ses parents, l’autobiographie fantasmée allant de pair avec une biographie transvaluée des parents eux-mêmes.

            Un mot de Freud pourrait cependant rapprocher l’hypothèse de Carine Trevisan de la recherche freudienne : c’est celui d’étrangeté. L’enfant se livre en effet à la composition du roman familial lorsque ses parents lui sont devenus, dit Freud, étrangers. C’est dire qu’est endurée l’épreuve malheureuse d’une séparation, d’une cassure d’avec une harmonie antérieure : le roman familial et le récit d’orphelin s’affrontant alors l’un comme l’autre à la perte, ou à l’inquiétante étrangeté de figures familiales, ils sont par des voies différentes, des récits de la réappropriation.

 

Marthe Robert : la dialectique des postures.

            En publiant en 1972 Roman des origines et origines du roman, Marthe Robert choisit de prendre à la lettre la formule de Freud : plus que les réinventions de lectures d’enfance, ce roman familial serait la matrice même de la création romanesque, moins l’enfant collecteur d’informations glanées dans le bruissement de la parole parentale, des mythes et des lectures qu’un adulte démiurge construisant de toutes pièces un univers à la mesure de son désir. Tout le livre est construit comme une dialectique entre deux figures antithétiques, opposées mais inséparables dont la tension même fonde le roman: l’enfant trouvé et son monde chimérique d’une part et de l’autre le bâtard parti à la conquête du réel. Plus que des figures, ce sont des postures ou des stades : des manières d’être au monde, de nouer des liens avec autrui, d’affronter ou de ne pas affronter l’adversité. C’est à chaque fois en quelque sorte un ethos : mais ces postures dessinent l’histoire de l’individu, d’abord enfant trouvé ignorant la différence sexuelle avant de laisser place au bâtard. La tension intime que Marthe Robert dessine chez les écrivains qu’elle étudie est donc également une dialectique historique où s’affrontent divers états, divers stades d’un sujet déchiré entre des postulations contradictoires. Or, si l’on observe le découpage même du livre, on remarque qu’après une conséquente introduction, les deux parties suivantes dessinent une évolution construisant, à travers des éclairages partiels, une véritable histoire du roman, de sa naissance roturière jusqu’à sa mort pressentie. On passe des aventures de Don Quichotte et de Robinson aux conquêtes glorieuses des héros de Balzac ou à celles dérisoires des personnages de Flaubert : on chemine depuis l’ « Autre côté » pour découvrir une « Tranche de vie ». Une fois encore, comme dans le court article de Freud, se dessine une analogie très forte entre le devenir de l’individu délaissant le monde imaginaire de l’enfant trouvé pour les conquêtes du bâtard, et d’autre part les hésitations du genre romanesque abandonnant peu à peu et non sans regret le monde utopique des îles désertes ou de la chevalerie, pour se tourner vers l’âpre réalité. L’histoire du roman qu’à grands traits Marthe Robert dépeint a l’allure d’un récit de vie, ici le roman comme tout corps vivant naît, croît et aspire à mourir.

            Ce serait cependant sans compter les dernières pages très suggestives de son essai, dans lesquelles Marthe Robert annonce la mort prochaine du roman. Elle commence par indiquer qu’après les bâtards balzaciens ou flaubertiens, d’autres sans doute ont suivi, ceux de Joyce, Proust et Kafka, mais ceux-là confrontés à une loi dérisoire, morcelée ou opaque qui mettrait un terme aux aventures du Bâtard. Or, ajoute Marthe Robert, le roman « moderne » qui a suivi a donc vu la tension intime qui opposait l’enfant trouvé et le bâtard se résoudre au seul profit de l’enfant trouvé, qui ne trouve plus réconfort dans les constructions thématiques d’univers imaginaires, mais dans les constructions formelles « en marge des luttes d’intérêts, de désirs et de sentiments qui en ont fait au cours du temps le plus puissant moyen de communication entre le rêve d’un seul et la réalité profonde de tous»(363). Les expérimentations formelles sont la nouvelle île utopique où s’exile et s’isole l’avant-garde, qui refuse de tenir un discours sur le monde. Trente ans ont passé depuis le constat amer de Marthe Robert, et s’il faut bien convenir avec elle que de plus en plus le roman est un genre indéfini, on ne peut s’empêcher de songer que sa mort est loin encore d’être consommée. Posons ici une première hypothèse, dans la continuité des analyses de Marthe Robert. Depuis les années 1980, le bâtard qui selon Marthe Robert avait disparu de la scène intime du romancier semble de retour. Non pas tant comme thème, puisque les récits de conquête ne semblent plus de saison, mais comme exigence esthétique, comme mouvement vers la littérature : la langue littéraire est cela même que convoitent des écrivains mal nés, issus d’un milieu rural ou patoisant, mais s’inventant un père littéraire pour partir à la conquête des Lettres. La puissance tutélaire de ce Père idéal sera d’autant plus efficiente qu’il émanerait lui aussi d’un milieu rural avant d’advenir à soi : il aura nom alors Rimbaud, ou Faulkner. Gérard Macé, Annie Ernaux, Pierre Michon, Pierre Bergounioux…sont autant de figures de cet écrivain contemporain parti à la conquête de la littérature comme d’autres le furent de Paris, mais qui gardent néanmoins en eux le sentiment qu’ils abandonnent alors leurs proches et trahissent pour une part leurs origines. 

 

Dominique Viart : écrire avec le soupçon.

            Dans son article « filiation littéraire », Dominique Viart souligne l’extraordinaire foisonnement du thème familial qui, comme il le montre dès les premières pages, touche aussi bien les écrivains de la génération du Nouveau Roman que la génération suivante.  Un thème a valeur de symptôme, une obsession valeur d’indice : l’enquête familiale qui sous-tend nombre de récits depuis les années 1980 circonscrit le lieu d’un malaise et d’une inquiétude. Dominique Viart montre en effet à la suite de Georg Lukács et de Lucien Goldmann qu’il y a souvent une profonde analogie entre d’une part une hantise thématique, les procédures romanesques qu’elle impose et d’autre part la « situation du genre lui-même dans le champ idéologico-esthétique »(119). Le roman était picaresque lorsque le genre roturier rivalise avec une tragédie et une épopée que toute une tradition poétique légitimait ; le roman devint roman d’ascension sociale quand le genre romanesque gravit les échelons de la légitimité au point d’emprunter certaines de ses pratiques aux autres genres. « Le roman thématise volontiers dans ces fictions quelque chose de la situation dans laquelle il se trouve ou croit se trouver dans le champ culturel »(119). Que symptomatise alors le récit de filiation ? Pères victimes d’une Histoire devenue folle, pères évanouis ou mélancoliques, mères endeuillées ou sacrifiées : les figures parentales ne fournissent ni modèles ni repères à l’aune desquelles se constituer. Le passé parental est le chapitre vacant de la mémoire, il est l’insu d’un sujet qui peine à le reconstituer à force d’hypothèses généalogiques et d’investigations imaginaires. Le passé se décline tout autant en figures de l’héritage impossible, de la mémoire empêchée ou de la transmission d’une dette, comme si le rapport du sujet à son passé était infailliblement frappé du sceau de la perte. Tout se passe comme s’il y avait eu une rupture ou une cassure dans le cours du temps, laissant le sujet désorienté.

            À partir du 18° siècle, la pensée historique et esthétique a progressivement promu la modernité comme façon de se poser dans le temps : désignant d’abord la qualité différentielle d’une époque, son actualité, la modernité est bien vite devenue une valeur dans laquelle se déchiffrait le fier désir de rompre avec la tradition, de briser le poids des héritages au point de confiner parfois à ce qu’Habermas appela une « opposition abstraite ». C’est de là que viennent l’intensification du présent célébré par Baudelaire et l’appel réitéré à un avenir plus lumineux, car c’est aux abords de la modernité que se sont constitués les messianismes et les téléologies du progrès qui ont marqué de leur empreinte le 19° et l’aube du 20°. Les avant-gardes d’après guerre participent encore du même désir révolutionnaire, du même soupçon que la modernité a initiée. Peu ou prou, la modernité rejoue le conflit oedipien, dans lequel il s’agit de liquider les formes autoritaires de la loi et de la tradition, pour libérer les virtualités étouffées du présent. Néanmoins les idéologies et les axiologies qui légitimaient le récit de la modernité et la modernité comme récit ont failli, les méta-récits de légitimation qu’analyse Lyotard sont en ruines, laissant à l’époque contemporaine un goût amer de fin de l’histoire : non que des événements historiques considérables ne continuent de bouleverser la face du monde, mais les schèmes interprétatifs ou les idéologies qui produisaient le sens du monde sont aujourd’hui caducs. Tout se passe alors comme si l’époque contemporaine vivait la face sombre et amère d’une modernité, qui jadis se vivait comme rupture libératrice et triomphante, mais qui désormais s’éprouve comme perte d’un passé désormais inaccessible et indéchiffrable.

            Dominique Viart caractérise le récit de filiation contemporain comme le moment qui réinvestit tout un héritage intertextuel, non pas à la recherche de modèle mais pour approfondir ses propres interrogations : c’est une écriture critique qui sait que le sujet est d’emblée traversé par le langage, les mythes, des schèmes littéraires ; c’est une écriture qui a conscience que pour prendre forme, elle doit traverser toute une épaisseur culturelle. Le contemporain travaille ainsi avec le soupçon dans des œuvres profondément dialogiques qui font leur deuil de toute saisie immédiate du réel, parce qu’elles ont fortement conscience de travailler sur des médiations.

            Mais affleure également, je crois, une profonde mélancolie de la littérature chez des auteurs qui ne cessent de manifester la profusion des œuvres, le poids des références et des héritages. Si le récit de filiation élabore un imaginaire de l’intertextualité qui lui soit spécifique, c’est bien l’imaginaire de la secondarité, où notes infra-paginales, sources de seconde main, fragments de lectures, scholies et citations-fétiches sont des figures omniprésentes. La bibliothèque et la somme des écrivains antérieurs n’est pas vectorisée par un projet, par une ligne directrice qui organiserait ou sélectionnerait les œuvres : la modernité construisait son propre parcours selon une axiologie ponctuée de modèles et de contre-modèles [Nouveau Roman, Surréalisme]. Dorénavant, selon le mot de Pascal Quignard, la littérature chemine sans programme. Moins intertextualité verticale dans laquelle le sujet constituerait son horizon esthétique à partir de modèles, qu’une intertextualité horizontale où la bibliothèque fournit des figures de soi, des parcours envisageables, des trajets fraternels : ces références n’ont de valeur qu’à souligner la postériorité du sujet. S’inscrire dans une filiation, c’est d’abord reconnaître cette position seconde de soi, devant une bibliothèque dont la clôture semble aliénante. Sans doute pourrait-on inverser les mots de l’Évangile, les écrivains contemporains sont moins des nains sur les épaules de géants, que des nains sur les épaules desquels pèsent les géants du passé. C’est bien souvent dans cette aporie même que l’écriture contemporaine va trouver une voie libératrice, pour sortir de cette auto-dépréciation mélancolique : c’est lorsqu’elle met en scène ces écrivains antérieurs comme des figures vivantes, alors qu’elles vont être prises par le mouvement qui les portera vers leurs œuvres, c'est–à–dire dans le tâtonnement, dans l’avènement difficile à soi : non pas des auteurs déjà constitués mais comme en-deçà d’eux-mêmes, en train de s’affronter en personne aux remparts de la bibliothèque. Figurant l’artiste dans sa difficile progression, l’écriture contemporaine s’invente un cheminement fraternel avec qui aller de concert.

 

 

Filiation antérieure

Dans l’ombre de Flaubert. Dans Vies des frères Bakroot, Michon raconte comment une identité se construit en s’arc-boutant contre une autre, celle de son semblable ou celle d’un frère. Dans l’univers démocratique où les pères sont de peu de poids mais où la rivalité fraternelle fonde l’individu, deux frères rivaux, Roland et Rémi Bakroot,  s’affrontent et se jalousent. Au plus jeune, est octroyée la maîtrise du réel, la séduction des femmes et l’esprit aiguisé. Mais à l’opposé de Rémi, Roland, l’aîné, est tout entier tourné vers une littérature qu’il aime à proportion  qu’il ne la perce pas à jour : à peine se met-il à lire que déjà elle lui échappe. Si l’un est tout de vivacité, l’autre est tout de balourdise.

            Roland Bakroot lit donc, passionnément et confusément, Jules Verne, Michelet et surtout Flaubert, notamment dans une page magnifique et emblématique. [Voir texte de Vies minuscules, p. 125] Roland, et derrière lui l’instance narratrice, centre les références flaubertiennes sur le motif de la rivalité : comme si toute l’œuvre de Flaubert était lue à partir de la situation lectoriale unique de Roland. Dans le miroir du livre, Roland Bakroot voit sa situation singulière éclairée et comme déchiffrée par la médiation littéraire, qui vaut ici comme outil herméneutique. L’œuvre flaubertienne est relue à partir du motif d’une gémellité constitutive, à la fois amour et haine. Tout se passe comme si la littérature était un espace de projection, où incarner des conflits intimes, où mettre en scène la biographie du lecteur : les livres reflètent et éclairent une existence que le lecteur lui-même paradoxalement ne prend plus la peine d’affronter, dans ce temps en marge du réel, le passé simple. Le réel revient par là même où il était fui.

            Deux figures disent ici l’égarement dans la bibliothèque : l’emboîtement et la série. Soit un livre égare parce qu’il évoque le charme d’un autre, qui creuse l’abîme où va se perdre le lecteur. Soit la succession des romans, où se réverbère la même obsession de la rivalité fraternelle, donne l’impression d’un inventaire infini, qui ferait perdre de vue l’orée du réel. Les romans flaubertiens permettent de moduler tour à tour toutes les dimensions de la rivalité fraternelle : d’abord une lutte pour la séduction, le cadet s’adonnant à son goût pour les filles de chair, tandis que l’aîné s’escrime à ouvrir le corset de plomb de la littérature et les belles robes d’écriture trop bien agrafées. Il y sera aussi question du désir de mourir, de l’accession toujours repoussée au savoir, comme de l’hésitation entre le salut et la damnation : toutes choses que ce récit biographique croise et entrelace en à peine quelques pages. Cette vignette flaubertienne ramasse ainsi épisodes et hantises qui prendront corps dans la vie querelleuse des frères Bakroot, comme une mise en abyme du récit lui-même, ou comme un programme narratif désormais pesant comme un destin. 

            Le temps passe, l’aîné Roland, perdu dans ses rêveries et ses passé simples quitte le Lycée, laissant Rémi seul, qui l’évoque encore cependant, l’appelant « l’Idiot »(127). Les guillemets et la majuscule éveillent le soupçon, comme si les mots prononcés par Rémi étaient en fait ceux d’un autre, et comme si l’idiotie évoquée n’était pas seulement celle de son frère, mais celle d’une plus illustre figure, qui pût même s’enorgueillir d’une majuscule et de voir une biographie le désigner ainsi, à croire que dire l’ « Idiot » n’eût été rien d’autre que de dire Flaubert.

            On comprend mieux dès lors l’espèce de lenteur méthodique avec laquelle Roland se livre à la lecture.

Il lisait des livres. Il fronçait ce faisant son front de petite brute, serrait les mâchoires et avait une moue dégoûtée, comme si un haut-le cœur permanent et nécessaire le liait sans recours à la page qu’il haïssait peut-être, mais amoureusement décortiquait, comme un libertin dix-huitième dépèce membre à membre une victime encore, avec méticulosité mais sans goût et rien que pour dépecer. 106-107

Il y avait dans son exégèse forcenée comme une panique d’interprétation, une douleur a priori ; la terrible certitude d’errer ou d’omettre, et, quoi qu’il fît pour qu’on n’en crût rien, une foi amère en son indignité :[…]. Et voilà pourquoi il taisait habituellement ses lectures, c'est–à–dire ses impostures; […]. 114.

Roland ne se déridait pas : les livres l’avaient perdu, comme disent les bonnes gens, comme un peu plus tard me dit ma grand-mère. Perdu ? Il l’était, oui –il l’avait toujours été-, dans ce monde qu’il ne voyait guère aussi bien que dans les livres qui lui en tenaient lieu, mais c’était un lieu de refus, de supplication toujours repoussée et de méchanceté insondable […]. 118.

Empêchement de Roland devant le langage, souffrance écœurée devant les mots qui font de la lecture et de l’écriture un véritable travail, ce que le solitaire de Croisset avait en son temps éprouvé, lui qui dans sa jeunesse souffrait d’idiotie dirait Sartre, de dyslexie selon d’autres plus compatissants.

            Or, si Roland, c’est également Flaubert, toute la lecture de la Vie doit être inversée, car par un effet de retour, c’est la narration aussi qui dit quelque chose sur l’énonciation flaubertienne et l’intimité de la création. Le conflit entre Roland et Rémi est un dispositif herméneutique qui dévoile à quoi s’est affronté l’œuvre flaubertienne. Effacé par un aîné trop encombrant qui lui dérobe l’affection de ce « père impossible, qui les a rendus enragés de jalousie », Flaubert aura dû conquérir de haute lutte une existence sur le néant à quoi le vouait sa condition de cadet, à force de romans, où, comme une signature biographique, les frères ennemis foisonnent, à la manière d’une scène matricielle de laquelle toute l’œuvre sort.

            À quoi s’ajoute la figure improbable et incertaine d’un professeur de Lettres qui s’entiche de ce Roland pensif et buté, professeur joliment prénommé puisqu’il s’appelle Achille, prénom du père et du frère de Flaubert. À croire que Michon s’attache à donner à la figure de Roland/Flaubert le père que la condition de cadet avait refusé à Flaubert. Ici, c’est le rêveur aux ailes de plomb, perdu dans son monde de livres qui se voit octroyé un père, fût-il déchu et dérisoire (124), tandis que Rémi le contemporain du monde en est privé. Comme souvent dans ses essais, comme dans « Corps de bois », Michon accorde ici par le détour d’une Vie un peu d’apaisement aux doutes des artistes qu’il aime, une manière de grâce fugitive qui n’aura duré que le temps du récit, et dans lequel il exauce le désir des morts. Michon construit donc ici un dispositif spéculaire dans lequel le récit et la médiation littéraire se déchiffrent et s’interprètent l’un l’autre.

Et ce texte-ci pourrait fournir le paradigme de toute une direction suivie par le récit de filiation contemporain : l’écriture de soi procède par le détour pour dire son rapport singulier à l’héritage et à son ascendance. C’est une sorte de récit de filiation au second degré qui se dessine dans le récit contemporain. Pour dire sa filiation, on cesse d’en appeler aux romans familiaux des écrivains du passé –et principalement ceux du dix-neuvième siècle- ; ce procédé en miroir se retrouve autant chez un Gérard Macé qui pirate les littératures orphelines de Nerval, Baudelaire et autres Rimbaud, tandis que Pierre Bergounioux inspecte les liens difficiles de Flaubert à son père, Michon revenant quant à lui à la figure rimbaldienne ; alors que Quignard toujours plus anachronique qu’autrui, s’enfonce dans la latinité d’Albucius qui rejoue et déplace les empêchements généalogiques du sujet. Comme si un événement traumatique avait alors eu lieu, qui ne cesse de hanter le sujet contemporain : le récit de filiation contemporain ouvre ainsi un espace d’enquête, de confrontation où la littérature rejoue et réinterroge les romans familiaux du siècle passé.

 

Les fantômes du siècle. Tout le 19° siècle semble endurer le deuil d’un traumatisme dont il porte la noire livrée, comme si à l’orée du siècle un funeste événement avait teinté de noir tout le corps social. Cet événement avait connu des signes annonciateurs, qui ne trompaient pas, notamment lorsque le 7 avril 1786, on transfert les morts du cimetière des Innocents, et ce déplacement des cadavres des Anciens pour laisser à Paris une place plus importante aux vivants ne va pas sans manifester la crainte que la présence ancestrale soit en fait une puissance néfaste et mortifère. Trois ans plus tard, le peuple de Paris libère un parricide au moment de son exécution, tandis qu’en 1793, la Convention décrète la liberté de choisir et de changer son nom à sa guise, comme si la loi patronymique d’un coup venait d’être abrogée. Mais ces secousses sont de peu d’envergure face à l’exécution de Louis XVI dont on sait qu’elle a paru à beaucoup d’écrivains du siècle passé l’emblème d’une rupture fondamentale. On connaît le mot de Balzac, « En coupant la tête de Louis XVI, la République a coupé la tête à tous les pères de famille. » Ces quelques dates épinglent une tendance que le droit révolutionnaire, même contrebalancé par le Code civil, va profondément ancrer dans les imaginaires et les représentations. Le Père et la famille dont il est le pilier institutionnel sont en train de se disloquer, et depuis que la fin des Patriarches a sonné, s’ouvre l’ère querelleuse des fils. À l’univers hiérarchique va se substituer l’univers démocratique, où le nombre remplace la puissance de jadis. À travers tout le dix-neuvième siècle va courir l’obsession que la famille se désagrège, de l’extérieur à cause de l’ingérence de l’Etat, de l’intérieur par la révolte des fils, et même dans son intimité biologique lorsqu’on va jusqu’à fantasmer une dégénérescence perturbatrice. C’est l’époque où le fonctionnement des maladies transmissibles commence d’être mis en lumière, au point d’éveiller les mythologies de l’hérédité, au parfum délétère : tares héréditaires, dégénérescence de la race ou modèles épidémiologiques fournissent une matière tant romanesque qu’idéologique, où s’engouffrera entre autres Zola.

            Le discours sociologique alors en train de naître et de constituer ses outils souligne à quel point la famille s’inscrit dans une historicité et que les mutations politiques vont affecter les cadres familiaux jusqu’à vouer à disparaître les modèles familiaux qui jusqu’alors persistaient : malgré leurs divergences, des auteurs aussi différents que Comte, Tocqueville, Le Play ou Durkheim montrent que l’égalité que prône de plus en plus la société écrase l’épaisseur générationnelle de la famille. La famille démocratique remplacera la famille aristocratique, amputant du même coup la mémoire familiale d’une part de ses légendes et de ses mythes. L’individu peine à s’inscrire dans une histoire longue, à une époque où la modernité, accélérant les rythmes sociaux et bouleversant les repères épistémologiques, rompt la puissance tutélaire de la tradition. Pour contrebalancer cette nouvelle économie de la mémoire, soumise aux déchirures du présent, la société du 19° va se prendre d’une passion de l’archivage. Entre la multiplication des musées, les vastes entreprises historiographiques ou l’invention de la photographie, il s’agit toujours de se constituer en dehors du sujet une mémoire artificielle qui supplée l’amnésie générationnelle : mais objectiver la mémoire, stocker les archives ou emmagasiner les souvenirs, c’est encore un moyen de tenir son passé loin de soi et d’en assumer la perte.

            De toute évidence, il ne faut pas réduire les œuvres littéraires aux bouleversements sociologiques, politiques ou anthropologiques qu’elles croisent, il n’en demeure pas moins que les représentations et les imaginaires d’une époque traversent peu ou prou leurs écritures : en y faisant face ou à leur corps défendant. Du reste, les recherches universitaires de Philippe Bonnefis le montrent, puisque chacune de ses études s’enroule autour d’une signature impossible, comme si dans la transmission du nom quelque chose s’était perdu, au point que chaque œuvre serait la scène d’héritage, comme on dit la scène de ménage, faite à un nom bien ingrat, comme le sont tous les noms. Des auteurs en un mot qui se sentent orphelins de leur nom, à croire que le cabinet aux écritures porte désormais l’empreinte d’une paternité qui s’efface. « Vérifiez, ils y sont tous : Zola, Verne, Laforgue, Huysmans, Vallès…Le défaut de paternité, toute la littérature est mise sur ce pied-là. »[1]

            On s’étonnera sans doute de ce détour par lequel les écrivains contemporains investissent le 19° siècle comme un siècle fondateur où leur situation tant généalogique qu’esthétique s’est trouvée en profondeur déterminée. On peut certainement s’inscrire à la suite des réflexions de Benjamin sur le Conteur, lorsqu’il montre que la modernité engage une mutation décisive de l’homme face au temps. Accélérant les processus de différenciation historique, entraînant le basculement des communautés homogènes en sociétés plurielles et éclatées, la modernité a effrité ce que Benjamin nomme l’expérience. L’expérience, cette conjonction entre passé individuel et passé collectif, semble avoir été brisée par la modernité. Ainsi dans « Le conteur », Benjamin montre que le conteur traditionnel, et ses figures emblématiques, le laboureur sédentaire et le navigateur commerçant, qui jouait le rôle de passeur de la mémoire collective et de garant de la cohésion sociale, est en train de disparaître. Un récit manque, qui viendrait nouer ensemble la grande geste familiale et généalogique à un passé individuel qui, depuis, se pense comme orphelin. Une béance s’ouvre entre le sujet et son passé familial, qui ne survit qu’à l’état de bribes et de fragments, sans pouvoir s’organiser en un récit, comme si la transmission était dorénavant inopérante ou perverse.

 

Une transmission empêchée. Comme le souligne Jean-Pierre Richard, le récit chez Pierre Bergounioux emprunte souvent aux contes ses figures et ses motifs : c’est la présence lumineuse des femmes féeriques dont la vision éblouit ou la présence apaise ; c’est aussi la menace sourde et étrangement familière des chasseurs-ogres ou des pères dévoreurs d’enfants. Mais c’est surtout la figure initiatrice qui occupe la position centrale : figures paternelles, figures médiatrices détentrices d’un savoir ou d’une expérience. Or, les pères mélancoliques sont muets, les grands-pères meurent avant d’avoir délivré leurs expériences, et les oncles ouvrent le narrateur à la connaissances du monde au moment même où la quête herméneutique venait de toucher au but : parole empêchée, legs impossible ou connaissance trop tard venue, voilà les trois modes de la transmission dans les textes de Bergounioux. Tout se passe comme si les repères, les valeurs et les expériences qui informaient la génération précédente ne pouvaient se transmettre aux enfants, comme si les modalités même de la transmission étaient de l’intérieur ébranlées. Le sujet se trouve alors devant le monde comme devant une « éternelle énigme », parce que le mot détenteur du secret et de la connaissance s’est perdu dans les méandres de la transmission : le sujet doit forger à nouveaux frais les procédures de déchiffrement et d’élucidation du monde. La situation du sujet chez Pierre Bergounioux témoigne d’une déconstruction de la transmission initiée par la modernité : avec la démocratisation, l’intensification de l’individualisme, les règles de la transmission intergénérationnelle sont renversées. Jadis, les maîtrises artisanales et industrielles, le statut et les propriétés foncières étaient transmis de génération en génération, dans un univers où l’individu se définissait moins par sa singularité intime que par son positionnement dans une topologie sociale, familiale et géographique. Les savoirs et les expériences des ancêtres ne sauraient plus s’accommoder d’un univers en perpétuelle mutation, d’une modernité qui a instauré la crise comme règle : la caducité des savoirs va s’accélérant, brisant la chaîne des générations et livrant l’individu à une singulière opacité des origines. Les paroles originaires –le premier mot, dirait Bergounioux– ont manqué et le sujet doit les retrouver, sinon les inventer. L’œuvre de Bergounioux se construit ainsi autour d’une parole manquante et qui creuse un vide au cœur même du sujet qu’il n’aura de cesse de colmater.

 

Pour explorer sa filiation, l’écrivain contemporain se trouve ainsi confronté à une narration empêchée et à une défaillance symbolique, comme si mettre par écrit la mémoire du sujet devait inscrire au centre du projet la négativité d’une amnésie essentielle. Le recours à l’intertextualité s’inscrit ainsi dans le désir de cerner par le détour, par les figures de l’analogie et du semblable, une expérience irréductible et muette : confronté à l’impossible témoignage d’une ascendance, qui n’a su transmettre ni histoire longue ni parole fondatrice, mais l’espace endeuillé d’un manque à être, le sujet contemporain se tourne vers un 19° où les fantômes sont légion, où les morts sont bavards et ne cessent de se manifester dans le corps de leurs héritiers. Pour combler une vacance narrative, le sujet contemporain trouve dans les siècles passés des schèmes généalogiques, des postures biographiques et des bribes de récit.

 

La délégation. Deux livres de Simon peuvent être appariés en une sorte de diptyque : Les Géorgiques et L’acacia. Les Géorgiques entrelacent jusqu’à les confondre trois trajets, celui de l’Ancêtre conventionnel, celui d’un membre des Brigades internationales inspiré d’Orwell, et celui d’un soldat français de la seconde guerre mondiale. Les analogies et les similitudes entre les parcours tendent à superposer les trajets comme autant de variantes d’une Histoire qui se répète. Cette répétitivité de l’Histoire formera huit ans plus tard la matrice même de L’Acacia, dans lequel la geste d’un père et celle du fils tendent à n’en faire qu’une. Dans chacun de ces deux livres, Simon se livre à l’invalidation d’un mythe fondateur : dans Les Géorgiques, c’est la continuité de la lignée et la rêverie généalogique qui trouvent une fin dans les actes du Conventionnel, qui décide de voter l’exécution du Roi et se retourne contre son sang en prenant la responsabilité de la mort de son frère ; dans L’Acacia, c’est le mythe républicain de l’ascension sociale et de l’émancipation de l’individu qui s’achève tragiquement avec la première guerre mondiale. L’œuvre de Simon est à la jonction de ces deux récits impossibles, celui de la famille glorieuse et celui de l’individu triomphant. Ce sont d’ailleurs les Pères, le père dans L’Acacia, l’Ancêtre dans Les Géorgiques, qui contribuent à mettre en œuvre l’échec de ces deux grands paradigmes narratifs, figures gémellaires mais antithétiques, qui toutes deux se retrouveront, pour des raisons différentes, sans sépulture.

            Or, on sait l’œuvre de Simon hantée par la mélancolie et la culpabilité, qui résulte certainement de son statut d’orphelin et d’avoir survécu à cela même qui a tué son père : la guerre. L’enfant ne peut donc tuer un père déjà mort, ni construire son identité en s’opposant à la génération antérieure : il pourra bien sûr s’ingénier à faire fondre des soldats de plomb ou à figurer dérisoirement la mort du père à travers celle de Reixach dans La Route des Flandres. Le point le plus important me semble résider dans l’hypothèse de ces deux romans comme diptyque : on y voit en effet l’Ancêtre Conventionnel préparer la République et les conditions démocratiques dont l’humanisme naïf conduira à la première guerre mondiale et à la mort du père. Tout se passe comme si avec Les Géorgiques, Simon trouvait à incarner en une figure d’alter ego sa propre culpabilité, en celui-là même qui indirectement a conduit à la mort du père :figure d’autant plus parricide qu’elle a voté la mort du Roi, après avoir vivement défendu cette motion. Simon projette donc en un autre cette pulsion meurtrière et cette culpabilité, en une figure à la fois parricide et ancestrale, grâce à laquelle il peut alors entreprendre, libéré de cette pulsion meurtrière, L’Acacia avec l’épure biographique que l’on connaît et qui a su se débarrasser des voiles fictifs de la culpabilité.

 

La démultiplication. Il y a une passion profonde de Gérard Macé pour les miroirs, et quel que soit le livre que vous ouvriez, vous y verrez toujours se réverbérer l’éclat illusoire d’un miroir ou l’un de ses nombreux avatars : robe de Fortuny aux mille éclats, miroir de Lewis Carroll, lacs glacés où vient se refléter un cygne mallarméen ou enfin ce miroir qu’est pour nous, Narcisse moderne, la photographie. Cette obsession du miroir et du reflet s’ancre en fait dans une interrogation menée depuis longtemps par Macé sur le double, la mimesis, la ressemblance : ou pour le dire autrement, le simulacre. L’univers de Macé ressemble fort à un palais des glaces où de reflet en reflet le lecteur finit par se perdre, égaré de citation en citation, de notes en scholies : mais si le reflet fait perdre de vue le modèle, si le miroir semble absorber celui qui s’y mire, c’est que la ressemblance est frappée chez Macé de dysfonctionnement. Les miroirs ont beau se multiplier, la ressemblance ne cesse de s’y perdre. Et s’il y a chez Macé une matrice imaginaire de ce dysfonctionnement du miroir, c’est bien l’empêchement dans la filiation, la ressemblance entravée du père au fils, tant on sait que la tradition occidentale n’a jamais pu penser la mimesis hors du cadre d’une physis généalogique.

            Or dans Ex libris où se met en place un autoportrait oblique, les lectures qui composent le livre sont toutes centrées sur la question d’une filiation incertaine : Rimbaud, Mallarmé, Corbière, Segalen, auxquels on pourrait ajouter les silhouettes de Baudelaire ou de Poe. Gérard Macé investit ses lectures comme autant de reflets de soi, de vies antérieures dans le cours desquelles s’entrelace une filiation problématique à une création entravée. Toutefois la pluralité même des figures à travers lesquelles Macé dit quelque chose de son histoire familiale est significative, car nous sommes comme l’a montré Macé dans l’ère des simulacres, où les miroirs vont se multipliant à l’infini, ère de la foule des semblables et des alter ego. Dans La mémoire aime chasser dans le noir, Macé montre qu’« à la figure dorée des rois », s’est substituée la foule ombreuse des prétendants, à l’icône paternelle et royale qui gageait la ressemblance, s’est substituée la multitude des fils orphelins. La démultiplication des figures fraternelles symptomatise le défaut de la figure paternelle et l’affolement d’une mimesis,   se serait égaré le modèle.

 

Le renversement. Dans ses récits comme dans ses essais, Bergounioux montre à quel point le sujet se forge dans la relation à autrui : le regard est dans son œuvre l’opérateur de la dialectique intersubjective, où être c’est être vu, être reconnu. La reconnaissance fonde l’existence. Il n’y aurait pas de conscience de soi solipsiste, sinon douteuse et irréelle, sans certitude de sa propre existence : le sujet a besoin d’attestation, d’authentification pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Bergounioux travaille toujours à partir d’une impossible connaissance de soi, d’un insu fondamental, et qui nécessite pour être déchiffré la médiation intersubjective, la connaissance indirecte par le regard d’autrui. Le versant mortifère de cette dialectique intersubjective, c’est lorsqu’elle se fait lutte des consciences, à la manière de la dialectique hégélienne : advenir à soi, c’est nier l’autre. C’est précisément ce motif que Bergounioux trouve au cœur même de la relation qui oppose un père à son fils, et qu’il va aborder dans L’orphelin où sa situation et celle de Flaubert sont mises en parallèle. Une même situation initiale, une même « parenté malheureuse » selon l’expression de Bergounioux : d’un côté un père qui privilégie son fils aîné, héritier de la situation symbolique du père, et voue le cadet, Gustave, à la non-existence ; de l’autre, un père mélancolique, presque muet, qui ne parle que pour blesser, pour tourner en dérision les pensées et les projets de son fils. Deux figures semblables de la négation donc.

Le malheur de Flaubert tient à sa position de cadet dans une bourgeoisie restée fidèle aux modes archaïques, ruraux de transmission patrimoniale. Le frère aîné, Achille, porte le prénom et exercera la fonction du père. Le cadet est voué à une sorte d’inconsistance, d’inexistence sociale contre laquelle il réagit en donnant l’espèce de mort au monde qui est son lot comme la seule modalité authentique et toute autre manière d’être comme une forme du néant. L’extrême précocité de ses premiers écrits, la pointe vulnérante dont ils sont porteurs expriment ouvertement l’intensité du sentiment négatif que sa négation originelle a suscité chez Gustave. […] Sa position est dépossession, sa disposition première opposition, négation de sa négation, [….].  Pierre Bergounioux, La Cécité d’Homère

Mais s’installe une véritable discussion entre Bergounioux et l’auteur de Bouvard et Pécuchet, discussion qui donne lieu à une lecture vigilante et une analyse de l’instance énonciatrice dans le récit flaubertien. Car Flaubert va retourner la négation dont il est la victime, il va renverser l’agressivité dont il a été l’objet contre son lecteur, contre les valeurs et le monde qui fondent l’existence de son père : d’où la description de la plume flaubertienne comme une arme blanche meurtrière, et l’évocation du livre comme un piège minutieux destiné à profondément blesser celui qui le lira.

            Or, c’est là que Bergounioux se sépare de Flaubert, car si l’un construit la littérature comme redoublement de la négation (blesser celui qui m’a blessé), l’autre construit ses récits pour réparer ou pour renverser cette négation : une littérature qui construit un lieu commun de parole là où il y avait la rupture, des récits où la reconnaissance filiale l’emporte sur le conflit générationnel. À partir d’une même situation originelle, Bergounioux souligne à quel point son cheminement va à rebours de celui de Flaubert, et construit son récit L’orphelin comme la progressive découverte d’une voie singulière hors du cheminement flaubertien.



[1] Philippe Bonnefis, Comme Maupassant, Lille, Presses du Septentrion, coll. « Objets », p.100.

© 2009 Laurent Demanze